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La Hongrie depuis 1945 : un mouvement de balancier permanent
Par Pierre Marchadour

Territoire d’un peuple magyar isolé, coincé entre deux figures tutélaires de l’Europe centrale (l’Allemagne et la Russie), la Hongrie a développé une trajectoire particulière dans la seconde moitié du XXème siècle. Pays le plus réformateur du bloc communiste, il devient, à la suite de l’implosion de l’URSS, l’un des États les plus conservateurs de l’Union européenne. Sur ces soixante-dix dernières années, la Hongrie s’est toujours placée aux limites géographiques, géopolitiques et idéologiques des blocs auxquels elle appartenait.

1945 – 1956 : De l’instauration d’un régime communiste à l’insurrection de Budapest

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, la Hongrie est en ruine. Elle a connu deux invasions successives (la première par l’Allemagne nazie en 1944, la seconde par l’URSS en 1945) et plus de 70 % de sa population juive a été déportée et tuée. Totalement inféodé aux volontés d’Hitler, le pays s’est compromis avec l’instauration d’un régime authentiquement nazi. Tout est à reconstruire, et c’est à la toute jeune Deuxième République de Hongrie qu’incombe cette mission. Malgré l’occupation militaire soviétique, des premières élections libres se tiennent dès 1945 ; les communistes hongrois n’obtiennent que 17 % des voix. Contrairement aux autres pays d’Europe centrale, les Soviétiques ne parviennent pas à installer leur régime en Hongrie. La conquête du pouvoir se fera par étapes.

Si les communistes ne remportent pas cette première élection, ils parviennent à installer un des leurs au poste stratégique de ministre de l’Intérieur : László Rajk. Ce dernier sera à l’origine de la création de l’Államvédelmi Hatóság (ÁVH), la police politique qui servira plus tard le régime communiste hongrois. Grâce à elle, Rajk peut désormais lutter en créant de toutes pièces des dossiers d’accusation contre ses ennemis politiques. Du côté du Parti communiste hongrois, son chef Mátyás Rákosi emploie la « tactique du salami » visant à pratiquer l’entrisme au sein des autres partis afin de les diviser, et donc de les affaiblir. Combinée à la résorption d’une hyperinflation galopante, cette stratégie permet aux communistes hongrois de prendre progressivement le pouvoir. La Deuxième République de Hongrie ne dure que trois ans et, en 1949, laisse sa place à la République populaire de Hongrie.

Dès les premiers pas de cette nouvelle démocratie populaire, le régime mené par Mátyás Rákosi s’inspire de la terreur stalinienne pour affermir son pouvoir. De grandes purges ont lieu en 1949 et se poursuivront jusqu’en 1956 contre les intellectuels et les ennemis politiques en dehors et au sein du Parti. László Rajk est faussement accusé de titisme (du nom du maréchal Tito, dirigeant de la Yougoslavie communiste ayant refusé la subordination à Staline) et exécuté. Plus de 700 000 condamnations ont été prononcées entre 1948 et 1956.

Économiquement, Rákosi suit également son mentor soviétique. Collectivisation des terres agricoles, plans quinquennaux, développement de l’industrie militaire à marche forcée sont au programme d’une Hongrie qui doit désormais importer une large partie de ses denrées alimentaires. La mort de Staline en 1953 et cette mauvaise gestion économique fragilisent considérablement le régime de Rákosi. La politique de déstalinisation imposée par Nikita Khroutchev, nouveau dirigeant de l’URSS, a raison de Rákosi. Il laisse néanmoins un de ses acolytes staliniens au pouvoir : Ernö Gerö.

En 1956, un grand mouvement de contestation politique court en Europe centrale. Après les manifestations ouvrières de Poznań en Pologne, c’est au tour de Budapest de s’embraser. Les étudiants budapestois se rebellent et soumettent au pouvoir communiste une liste de réformes libérales. Parmi elles, chose inacceptable pour Moscou et pour le stalinien Gerö, le retrait de la Hongrie du pacte de Varsovie et la proclamation d’un statut de neutralité pour le pays.

Le 23 octobre 1956, 200 000 Hongrois vont tour à tour déboulonner une statue de 10 mètres de haut représentant Staline, déchirer les armoiries communistes du drapeau, se rendre devant le parlement hongrois et la Maison de la Radio. Ils y sont accueillis sous les feux de l’ÁVH. Dans la nuit, le secrétaire général du Parti des travailleurs demande le soutien militaire de son allié russe. Au matin, les chars soviétiques entrent dans la capitale, contrôlent les entrées de la ville et les accès au Danube. De nombreux affrontements ont lieu entre insurgés et militaires.

Le 25 octobre, les manifestants parviennent à prendre d’assaut le parlement hongrois malgré la défense des Soviétiques et de la police politique. Gerö tombe et laisse sa place au communiste réformateur Imre Nagy qui, en échange de l’ordre et de la paix, promet des réformes démocratiques dans l’économie et la politique. Les combats continueront jusqu’au 28 octobre. L’Armée rouge revient néanmoins à Budapest le 4 novembre pour mater les derniers soubresauts de la résistance nationale. Nagy renversé, c’est János Kádár qui est placé à la tête du Parti ; il avait pourtant été au début de l’insurrection le Premier ministre d’Imre Nagy. Il portera longtemps dans la mémoire des Hongrois sa traîtrise de 1956. Au cours de ces deux semaines de combats, environ 2 500 Hongrois et 750 Soviétiques auront été tués.

1956 – 1989 : « La baraque la plus heureuse du bloc communiste »

Désormais installé au sommet du pouvoir, soutenu par Nikita Khrouchtchev, János Kádár cherche à trouver le juste équilibre entre l’abandon de la souveraineté hongroise à l’URSS et les désirs politiques qui animent tout un pan de la jeunesse.

Le nouveau Premier secrétaire du Parti opte dans un premier temps pour la reprise des collectivisations des terres agricoles tandis que les investissements se concentrent majoritairement dans le secteur industriel. Malgré l’exécution en 1958 d’Imre Nagy, l’organe répressif desserre son étau et la police politique disparaît.

Mais c’est à partir du milieu des années 60 que la Hongrie se démarque des autres pays du monde communiste. En effet, l’échec de la politique économique entraîne des changements inédits pour un pays d’inspiration marxiste. De la même manière que Lénine l’avait fait avec la nouvelle politique économique (NEP), Kádár organise le « socialisme du goulash », c’est-à-dire une économie socialiste mais dont les petits secteurs sont laissés à de petits propriétaires. En Hongrie, le socialisme est baptisé « nouveau mécanisme économique ».

Ce retrait partiel de l’État dans l’économie s’accompagne également de nouvelles libertés publiques pour la société. Une amnistie générale est prononcée pour certains leaders de 1956, l’antisémitisme est criminalisé, l’homosexualité, au contraire, dépénalisée. Les étudiants hongrois sont désormais autorisés à lire de la littérature provenant d’Europe de l’Ouest ; ils peuvent également effectuer des échanges universitaires avec l’Occident. Sur le plan diplomatique, la Hongrie développe ses relations diplomatiques avec la République fédérale allemande et l’Autriche.

Ce changement de cap a conduit le bloc de l’Ouest à considérer le pays de Liszt comme le plus occidentalisé du monde communiste. Cette mini-libéralisation est d’autant plus remarquable qu’elle voit le jour à un moment où Khrouchtchev est éjecté du Kremlin par Léonid Brejnev et les gérontocrates soviétiques. Dans le même temps, Moscou écrase le Printemps de Prague en 1968 chez le voisin tchécoslovaque. Budapest n’apportera pas son soutien à cette révolte populaire ; au contraire, elle envoie des troupes en renfort des forces russes. En assurant à Brejnev une sincère fidélité à l’URSS, Kádár peut envisager d’appliquer ses réformes sans les menaces de son omniprésent protecteur.

D’un point de vue national, Kádár offre une certaine liberté à la population en échange du calme dans la rue et, surtout, d’une autocensure des citoyens en matière d’identité nationale hongroise (le nationalisme, selon la doctrine Brejnev , est considéré comme contraire au projet socialiste). La Hongrie est alors appelée, plus ou moins ironiquement, a legvidámabb barakk, « la baraque la plus heureuse » du bloc soviétique.

Ces deux compromis, l’un avec le peuple, l’autre avec l’URSS, Kádár les entretiendra afin de se maintenir au pouvoir jusqu’en 1988. Cependant, si la situation économique de la Hongrie était plus avantageuse que celle des autres pays du bloc communiste dans les années 70, les années 80 marquent un écroulement progressif.

En effet, bien que des réformes économiques plus libérales ont été menées , elles ne dénaturent absolument pas la structure socialiste de l’économie. Les industries appartiennent toujours à l’État. La puissance publique est elle-même fortement endettée, aussi bien auprès de ses alliés du bloc communiste que de ses partenaires occidentaux. Kádár, malade, est contraint de quitter le pouvoir en 1988, ce qui fragilise encore le régime.

La situation finit par exploser le 2  mai 1989 lorsque la Hongrie, consciente de l’inexorable affaiblissement de son voisin soviétique, en profite pour faire sauter le rideau de fer à sa frontière avec l’Autriche. Imre Nagy est réhabilité. Parmi la foule enthousiaste fêtant l’ouverture vers l’Ouest se trouve un jeune homme de 24 ans, qui a créé l’Alliance des jeunes démocrates (Fidesz) l’année précédente. En effet, avant de devenir le politique ultraconservateur des années 2010, Viktor Orbán était un libéral se réjouissant de l’entrée de la Hongrie dans le concert européen.

1989 – 2022 : De l’intégration européenne à l’illibéralisme de Viktor Orbán

Après la dissolution du Parti des travailleurs hongrois, la Troisième République hongroise est votée et le multipartisme fait son entrée dans la vie politique hongroise. La gauche, -devenue libérale et progressiste-, et la droite, se disputent le pouvoir durant vingt ans, mais accueillent de manière unanimement favorable l’entrée de la Hongrie dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1999 et l’Union européenne en 2004. Ces adhésions dynamisent  l’économie hongroise, en lui permettant d’accéder à un marché de plus de 500 millions de consommateurs. Cette mutation est facilitée par la création dès 1991 du groupe de Visegrád (Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie), lequel groupe sert à exercer une pression sur l’Union européenne pour y favoriser la prise en compte au sommet des intérêts de l’Europe centrale.

Après trois mandatures socialistes dans les années 2000, l’année 2010 voit Viktor Orbán revenir au pouvoir (il a déjà été Premier ministre entre 1998 et 2002). Disposant des deux tiers des sièges à l’Országgyűlés (l’Assemblée nationale hongroise), l’ancien étudiant anticommuniste modifie la Constitution de 1989 et fait adopter la nouvelle loi fondamentale de Hongrie, teintant le nouveau régime d’une couleur beaucoup plus conservatrice. En effet, dans son préambule, elle « reconnaît la vertu unificatrice de la chrétienté sur la nation hongroise ». De plus, la loi fondamentale fixe le mariage comme union d’une femme et d’un homme, désarmant les projets politiques d’instauration d’une union matrimoniale entre personnes de même sexe. Sur le même plan, elle empêche de développer des politiques d’aide à la conception en étendant la protection de la vie jusqu’à la procréation. Aucune interdiction des actes ou paroles discriminatoires à l’encontre des orientations sexuelles différentes n’est prescrite. Enfin, la Hongrie se déclare désormais « responsable des Hongrois vivant hors des frontières du pays » : de nombreux Hongrois vivent depuis le traité de Trianon [1] en Slovaquie, Roumanie et dans les pays de l’ancienne Yougoslavie.

Promoteur de l’illibéralisme (idéologie combinant à la fois le respect des principes démocratiques classiques et des éléments d’autoritarisme comme le contrôle progressif des médias, la remise en cause imprécatoire de l’indépendance de la Justice et le refus d’accueillir des migrants en provenance de pays non-chrétiens), Viktor Orbán souhaite peser dans l’Union européenne en créant un pôle conservateur de poids, notamment par le financement de partis conservateurs en Europe de l’Ouest.

Il se trouve cependant de plus en plus isolé en 2022. Ses rares alliés ou bien se sont éloignés de lui, suite au déclenchement du conflit russo-ukrainien(Mateusz Morawieck en Pologne), ou bien ont été battus lors de récentes élections (Janez Janša en Slovénie en 2022). Face à cet isolement, le régime de Viktor Orbán rejoue une partition déjà entendue sous le régime communiste : développer de nombreux liens d’amitié avec une ou des puissance(s) étrangère(s) à sa sphère géopolitique immédiate. Ainsi Viktor Orbán développe-t-il de nombreux liens avec la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan et davantage encore avec la Russie de Vladimir Poutine. Dépendante énergétiquement des Russes, la Hongrie demeure un des seuls pays de l’Union Européenne à refuser de voter les sanctions économiques contre le gaz et le pétrole russes.

Les années Orbán sont marquées par la volonté de réaffirmation d’une identité chrétienne, donc européenne, mais aussi d’un particularisme culturel et ethnique du peuple magyar, qui donnent ensemble ses lignes directrices au jeu de la Hongrie en Europe centrale. Le Fidesz a remporté largement les dernières élections législatives hongroises, au printemps 2022.


[1] Le traité de Trianon de 1920 est l’acte refondant la carte politique de l’Europe centrale sur la base du démembrement de l’Empire austro-hongrois . En 1921, plus de 30 % de la population hongroise, n’ayant pas eu accès au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, vivent dans les nouveaux royaumes des Serbes, Croates et Slovènes (future Yougoslavie), de Roumanie ainsi que dans la nouvelle République de Tchécoslovaquie. Encore aujourd’hui, ce traité, qui aura mis fin à la Grande Hongrie de la fin du XIXème siècle, est considéré comme une humiliation pour le peuple hongrois. La « tragédie de Trianon » est régulièrement invoquée par le gouvernement actuel dans la mythification de l’histoire hongroise.


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Illustration : Le Parlement hongrois à Budapest, Hongrie
Nikolett Emmert, 2018

Source : Pexels
Licence : libre d’utilisation


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