D’un point de vue politique, le XIXème siècle est pour la France synonyme d’instabilité. Si elle a représenté un bouleversement politique, idéologique et social, la Révolution française n’a accouché d’aucune organisation institutionnelle capable à la fois de revendiquer ses idéaux et d’assurer une stabilité politique au pays. De 1800 à 1871, le pays voit successivement passer le Consulat, deux empires, deux monarchies constitutionnelles, une éphémère république. De surcroît, le dernier régime, celui du Second empire, s’effondre sous le coup de l’invasion puis de l’occupation par l’Allemagne d’une partie de son territoire.
En 1871, une troisième république naît des cendres de la guerre franco-prussienne. Mais ce régime, lui, va durer. Encore aujourd’hui la IIIe République demeure le plus long de ceux instaurés en France depuis 1789.
1871-1879 : La République sans l’idéal républicain
Au printemps 1871, la France rendue à la paix demeure sous le choc. Défaite par la Prusse, elle déplore 140 000 militaires et 400 000 civils tués. L’Alsace et une partie de la Lorraine sont rattachées au nouveau Reich allemand. Vingt-six départements français sont encore occupés. Au surplus, un gouvernement révolutionnaire, la Commune, a tenu Paris pendant trois mois (de mars à mai) et cette révolte s’est close par le massacre de 10 000 à 20 000 Communards lors de la Semaine sanglante par l’armée française fidèle à Adolphe Thiers, nouveau chef de l’exécutif. Le Traité de Francfort (10 mai 1871) prévoit que le départ de l’armée allemande des départements occupés sera fonction du paiement par la France de 5 milliards de francs-or d’indemnités au vainqueur. Cette somme sera réglée dès 1873, provoquant le départ anticipé des troupes germaniques. Thiers sera alors acclamé par l’Assemblée comme “le libérateur de la France”.
Désormais, il faut doter la France d’un nouveau régime politique. Les députés monarchistes de l’Assemblée nationale, majoritaire depuis les élections de janvier 1871, poussent pour une nouvelle Restauration. Néanmoins, Thiers a scellé, lors de la création de cette Assemblée nationale, le pacte de Bordeaux qui l’engage, dans un souci de cohésion nationale, à rester neutre sur le choix du futur régime politique. Il en découle une incertitude sur l’évolution institutionnelle du nouveau régime. Dans un premier temps, son organisation administrative est définie par une série de loi votée en 1871 : la loi municipale permet aux villes de plus de 20 000 habitants d’élire un maire (cette mesure sera généralisée à toutes les communes, sauf Paris, en 1884); la loi départementale réaffirme le rôle des préfets; enfin la loi Rivet définit le régime comme parlementaire, par la désignation du chef de l’exécutif comme président de la République reconnaissant ainsi à l’Assemblée un pouvoir constituant. En 1872, la chambre vote la loi militaire qui institue un service obligatoire et désigne l’armée comme garante de l’ordre social. Par conséquent, les militaires sont désormais exclus du jeu démocratique ; le droit de vote leur est ôté. Thiers est contraint à la démission le 24 mai 1873 sous pression des députés monarchistes pour avoir rompu le pacte de Bordeaux en souhaitant “un essai loyal des institutions républicaines”. Le chef de la majorité monarchiste, le duc de Broglie, appelle alors à la lutte contre le radicalisme et au retour à l’ordre moral. La France va-t-elle une nouvelle fois vivre une République éphémère ?
C’est le militaire monarchiste Patrice de Mac-Mahon qui succède à Adolphe Thiers. A cet instant, la très jeune République est menacée par les ambitions d’Henri de Chambord, le candidat légitimiste (descendant direct de la branche aînée des Bourbons), au trône de France, qui trouve un certain écho dans l’opinion. Alphonse Daudet déclare dans L’Évènement : “Qu’il vienne vite notre Henri… Nous languissons tant de le voir”. Depuis son exil, le prétendant à la couronne a élaboré un véritable programme politique, mélange de tradition monarchique (retour de la place de l’église catholique, droit de dissolution parlementaire aux mains du roi) et de modernité politique ( “catholicisme social” et contrôle parlementaire du budget de l’Etat). Programme dont un point, néanmoins, contrevient aux efforts de restauration monarchique des parlementaires et de Mac-Mahon : Henri de Chambord refuse le drapeau bleu-blanc-rouge, lui préférant obstinément le drapeau blanc. Les députés finissent par se détourner du prétendant et votent le septennat pour la présidence de la République.
Cependant, si le retour d’un Bourbon semble définitivement compromis, Mac-Mahon se veut toujours le rempart du conservatisme politique et social, déclarant : “Avec l’aide de Dieu…nous continuerons le rétablissement de l’ordre moral dans notre pays, nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose notre société.” Par ordre moral, Mac-Mahon et le gouvernement De Broglie entendent principalement la lutte contre le radicalisme et les idéaux de la Révolution. Ainsi, la place donnée à l’Église redevient prédominante dans une société française qui ne cesse, contrairement, de se déchristianiser. Sur la colline de Montmartre à Paris, lieu où des centaines de communards ont été fusillés, l’Assemblée nationale déclare d’utilité publique la construction d’une basilique vouée au Sacré Coeur. Une nouvelle presse d’obédience catholique voit le jour pour orienter l’opinion publique (Le Pèlerin en 1873). Paradoxalement, cette période de l’ordre moral, où l’idéal républicain est peu inspirateur, est cependant celle durant laquelle l’architecture constitutionnelle de la IIIème République s’édifie.
De février à juillet 1875, trois lois à caractère constitutionnel sont votées par l’Assemblée Nationale. Faute de constitution, elles demeureront jusqu’en 1940, les fondements organisant le régime républicain. La première porte sur l’organisation du Sénat. Elle instaure le bicamérisme, le Sénat votant les lois sur un pied d’égalité avec la Chambre des députés. Les sénateurs sont au nombre de trois cents, deux cent vingt-cinq élus par les départements et colonies, soixante-quinze élus par la Chambre des députés. La seconde loi est relative à l’organisation des pouvoirs publics. Elle établit la responsabilité du gouvernement à la fois devant la Chambre des députés et le Sénat. Elle fixe les conditions d’élection du président de la République (à la majorité absolue des suffrages des deux chambres réunies en Assemblée nationale) et lui confère les droits d’initiative législative et de dissolution de la Chambre des députés (sur avis conforme du Sénat). Enfin, en juillet, la loi sur les rapports des pouvoirs publics est instituée, posant le fonctionnement des relations entre le président de la République et les chambres. De nombreuses lacunes demeurent néanmoins sur le fonctionnement des institutions.
En 1875, le Sénat est encore dominé par les forces monarchistes favorables au chef de l’exécutif. Mais les élections législatives de l’année suivante marquent le triomphe des forces républicaines à la Chambre des députés. Jules Dufaure (centre-gauche, libéral), puis Jules Simon (gauche républicaine) deviennent chefs du gouvernement. Or, ce dernier entend réviser la ligne politique introduite par Mac-Mahon. Mais le chef de l’État, le 16 mai 1877, lui adresse une lettre de désaveu. Aussitôt, De Broglie, grand artisan de l’ordre moral, succède à Simon. Il est cependant mis en minorité par la Chambre des députés. Or, les lois constitutionnelles sont floues sur la nature du régime. Elles ne précisent pas si le gouvernement est responsable devant la Chambre ou seulement devant le Président. La première crise institutionnelle en survient.
Le 25 juin 1877, Mac-Mahon dissout la Chambre des députés avec l’aval du Sénat. Comme le prévoit la loi de 1875, des élections législatives sont convoquées trois mois plus tard. Léon Gambetta menace le président : “Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, il faudra se soumettre ou se démettre.” Une fois encore, les républicains l’emportent dans les urnes. Jules Dufaure est à nouveau nommé président du Conseil des ministres : Mac-Mahon “se soumet”. En janvier 1879, le Sénat bascule à son tour du côté républicain. Les derniers espoirs d’une République conservatrice ont vécu. Cette fois Mac-Mahon “se démet” : il démissionne le 30 janvier 1879. La crise marque la défaite de l’exécutif face au législatif. Désormais, plus aucun président de la IIIème République ne s’interposera entre le gouvernement et la Chambre. Le régime devient parlementaire et le républicain Jules Grévy est élu Président de la République par l’Assemblée nationale. Les Républicains peuvent créer une société nouvelle.
1879-1894 : La République des opportunistes, consécration d’une nouvelle société
Dès 1874, Gambetta annonce l’avènement d’une nouvelle couche sociale. “Une nouvelle couche sociale s’est formée. On la trouve partout ; elle se manifeste à tous les regards clairvoyants ; elle se rencontre dans tous les milieux, à tous les étages de la société.” Cinq ans plus tard, elle porte au pouvoir des républicains modérés (auxquels la postérité laissera le nom d’opportunistes) qui, dans la décennie 1880, donnent de nouvelles structures à la société française. La première des œuvres opportunistes est assurément celle de l’école publique.
Les opportunistes sont les héritiers de la pensée politique de Condorcet, philosophe des Lumières ayant souhaité sous la Révolution une refonte du système éducatif de l’Ancien Régime. L’esprit nouveau, qu’ils souhaitent former à travers l’école primaire, devait s’opposer à celui de l’obscurantisme. La raison et le progrès guident leurs pas. Pour cela, il leur paraît nécessaire de réformer l’école primaire. Ils héritent sur ce plan de deux lois organisant l’Instruction publique : celle de 1833, la loi Guizot, qui prévoyait l’obligation pour les communes de plus de 500 habitants d’entretenir une école primaire et la création des Écoles normales pour former des instituteurs dans chaque département ; celle de 1850, la loi Falloux, confortant la liberté d’enseignement et y laissant une place importante à l’enseignement confessionnel.
En 1879, sur les cinq millions d’enfants scolarisés, trois millions fréquentent des écoles publiques laïques, un million des écoles publiques tenues par les congrégations et le dernier million des écoles privées confessionnelles ou laïques. Ces différences se répartissent inégalement sur le territoire, et présentent de grandes disparités à la fois géographique et sociale (la bourgeoisie place davantage ses enfants dans les écoles confessionnelles). C’est la raison pour laquelle les premières mesures des opportunistes se concentrent sur les congrégations religieuses. La loi du 27 février 1880 interdit l’enseignement aux membres des congrégations non autorisées. Par simple décret, Charles de Freycinet dissout la société non autorisée dite de Jésus. Les Jésuites ne peuvent plus enseigner à partir du 29 juin 1880. Les autres congrégations doivent désormais demander une autorisation d’enseigner. Deux-cent-soixante-et-un établissements conventuels sont fermés, et plus de cinq mille religieux expulsés. Le dernier coup aux congrégations enseignantes sera porté en 1904 avec leur suppression définitive.
Le rapport de force entre l’école publique et l’école confessionnelle bascule nettement en faveur de la première lorsque Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, fait adopter la loi du 16 juin 1881. Pour concurrencer l’enseignement religieux, l’école primaire publique (de six à treize ans) devient gratuite et l’instruction obligatoire. Pour former les futurs citoyens de la République, il semble nécessaire de former de nouveaux instituteurs. Deux nouvelles Écoles normales supérieures ouvrent, à Fontenay pour les filles ; à Saint-Cloud pour les garçons. Ces nouveaux enseignants, que Charles Péguy nomme dans L’Argent (1913) “les hussards noirs” en raison de leur longue robe et de leur sévérité, vont prêcher la doctrine républicaine partout en France.
En 1882, l’instruction morale et civique remplace l’enseignement religieux. L’objectif de l’école publique est de former des citoyens autonomes, libérés de l’influence de l’Église. L’autre objectif est de faire reculer l’analphabétisme et permettre une plus grande mobilité sociale, qui ouvrira des perspectives d’avenir à des enfants pour la plupart issus de la paysannerie. En outre, l’école républicaine de Ferry réalise, par l’uniformisation de la langue, une unité de la nation, à un moment où les esprits sont fortement tournés vers la revanche de 1870. Enfin, le dernier volet important de cette série de lois concerne l’instruction des filles – celle d’un sexe qui, dans les campagnes, est réputé plutôt proche des idées conservatrices. On ouvre autant d’écoles élémentaires de filles que de garçons. L’enseignement secondaire s’étend aux jeunes filles, avec la création des lycées féminins. Vingt-trois ouvrent en 1883 et leur nombre ne cessera de croître.
La pensée républicaine positiviste et rationaliste se traduit également dans de grandes lois sur la presse, garantissant sa liberté d’expression et de publication. Enfin, la IIIème République abroge la Loi Le Chapelier qui condamnait l’association. En 1864, la loi Ollivier avait déjà supprimé le délit de coalition. Waldeck-Rousseau fait un pas de plus par une loi de 1884 autorisant la création de syndicats professionnels. Cette mesure modifiera considérablement le paysage social et politique du pays, permettant l’apparition, puis l’essor du mouvement mutualiste et syndicaliste.
Lors d’un discours, Jules Ferry évoque “la mission civilisatrice de la France”. C’est l’autre réalisation d’envergure de cette période opportuniste : la colonisation. En 1880, la France ne conserve que quelques colonies éparses issues de l’Ancien Régime : Saint-Pierre-et-Miquelon en Amérique du Nord ; la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane aux Caraïbes ; la Réunion et Mayotte dans l’Océan indien. En 1830 a commencé la conquête de l’Algérie, poursuivie sous les régimes suivants. Enfin, quelques comptoirs coloniaux en Afrique de l’Ouest (principalement au Sénégal) et en Inde (Chandernagor, Pondichéry, Karikal par exemple) sont demeurés français. La principale motivation de l’entreprise coloniale est d’ordre national. La France a été humiliée par son voisin germanique (guerre de 1870). Elle n’a pas les moyens humains, militaires ni industriels de relancer tout de suite un nouveau conflit et prendre sa revanche sur le IIe Empire allemand. En conséquence, la République veut, par l’impérialisme colonial, restituer aux Français un sentiment de puissance et un prestige perdus, et rendre à la France une position mondiale de premier plan. “La politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence” argue Ferry. La deuxième justification s’appuie sur l’intérêt économique de procurer des débouchés à la production nationale. Elle est formulée par le parti colonial que mènent Jules Siegfried et Gabriel Hanotaux. Ce dernier deviendra le grand défenseur du développement de l’Afrique et du chemin de fer transafricain. Soutenu par la droite orléaniste, le mouvement colonial est, au contraire, principalement contesté à gauche par les radicaux (Clemenceau) et à droite par les légitimistes. Enfin, la troisième justification est d’ordre « civilisationnel ». La République universaliste se doit d’apporter les Lumières aux populations jugées arriérées.
Sous les deux gouvernements Jules Ferry (le premier entre 1880 et 1881, le second entre 1883 et 1885), l’empire colonial français s’élargit. Il se concentre principalement en Afrique et en Asie. Au Maghreb, les frontières de l’Algérie française s’étendent encore plus au sud. Sous la pression des sociétés de chemins de fer et de crédit, qui y jouissent de positions de force, et avec la bienveillance internationale de l’Allemagne et du Royaume-Uni, la Tunisie est soumise au protectorat français en 1886. Les Allemands souhaitent détourner les Français de l’idée de revanche, les Anglais les détourner de l’Egypte et du Canal de Suez. Pour éviter les tensions entre puissances européennes, la conférence de Berlin en 1885 a réparti entre elles les territoires africains. Mais l’Italie, qui compte de nombreux ressortissants à Tunis, se sent flouée par l’emprise française sur la Régence. En Afrique occidentale, la colonisation se poursuit à la fois sur le littoral et dans les terres, résultat des expéditions militaires et du développement du chemin de fer. Ces conquêtes sont organisées en deux entités administratives distinctes : en 1895, l’AOF (Afrique occidentale française) composée du Sénégal, de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire, du Dahomey (ancien nom du Bénin), du Niger, de la Haute-Volta (actuel Burkina-Faso) et de la Mauritanie ; plus tard en 1910, l’AEF (Afrique équatoriale française) s’étendant du Tchad au Congo (colonisé suite aux expéditions de Savorgnan de Brazza, 1880). Enfin, plusieurs massacres de missions poussent les Français à conquérir Madagascar en 1883, sous la conduite du général Gallieni. L’île devient à son tour un protectorat français.
En Asie, où la France occupe depuis 1862 la Cochinchine (partie sud de l’actuel Viêt Nam), Jules Ferry a des vues sur les deux régions plus au nord, l’Annam et le Tonkin. Mais ses visées expansionnistes sont contrariées par la présence des Pavillons chinois, des soldats irréguliers qui bloquent la remontée du fleuve Rouge. Pour négocier en position de force, le commandant Rivière parvient à les prendre à revers, s’emparant de Hanoï. Lorsqu’il mourra quelques mois plus tard, il laissera derrière lui un sud Tonkin passé sous l’influence de la France. En mai 1884, par le traité de Tien-Tsin, Paris obtient des Chinois la reconnaissance du protectorat français en Annam. Malgré la défaite de Lang-Son, qui provoquera la chute de Jules Ferry et de son gouvernement en 1885, les Français parviennent, en bloquant les côtes chinoises, à obtenir un nouveau traité leur permettant d’étendre le protectorat français au Tonkin. L’Indochine française est née.
Loin des péripéties coloniales, le patriotisme des Français de métropole est profondément endeuillé par l’humiliation de 1870. De nombreux intellectuels s’interrogent sur la définition de la nation française. « Qu’est ce qu’une nation ? », discours d’Ernest Renan prononcé à la Sorbonne en 1881, devient le manifeste de la conception française de la nation. La France est encore un pays où se parlent de multiples dialectes. Grâce à l’école républicaine, la langue commune, dont le nombre de locuteurs augmente, fait prendre conscience aux Français d’un héritage commun et d’un destin à partager. Elle cimente la nation française.
Parallèlement, Charles de Freycinet, chef du gouvernement, crée à la fin des années 1870 un plan de développement des infrastructures de transport (surtout ferroviaires). Ces mesures accroissent considérablement les migrations internes de la population. En 1876, 76% de celle-ci vit encore à la campagne ; seulement 55% en 1911. C’est l’effet de l’exode rural, lui-même conséquence d’une forte crise de l’agriculture, due aux prix des produits nationaux trop onéreux en comparaison de la concurrence internationale, que les “tarifs Méline” instaurant un protectionnisme économique, n’arrivent pas à juguler. Au surplus, à partir de 1871 la contamination des pieds de vignes par le phylloxera, provoque l’effondrement de la production viticole. L’exode rural gonfle les effectifs d’une industrie en plein essor. Les banlieues urbaines se métamorphosent en centres industriels et la main d’œuvre ouvrière s’organise, aidée par la législation de 1884 qui autorise les coalitions. Mouvements mutualistes puis syndicats apparaissent. La CGT naît à Limoges en 1895.
Dans le même temps, l’influence de l’Église diminue, surtout dans ces nouveaux milieux suburbains et ouvriers. De plus, par une loi de 1884, le divorce est régularisé qui modifie l’institution familiale prônée par la religion catholique. Enfin, en 1892, le pape Léon XIII publie l’encyclique Au milieu des sollicitudes, texte appelant les catholiques français à rallier les institutions républicaines. La composition de la société évolue : une nouvelle bourgeoisie composée de banquiers, de petits industriels, de professions libérales, d’ingénieurs, de journalistes, de professeurs, etc. se développe dans les villes. Plus que jamais, l’ancienne aristocratie ne subsiste financièrement qu’en s’unissant à la bourgeoisie. Malgré le développement de la médecine (Louis Pasteur crée un vaccin contre la rage en 1885), des systèmes d’assainissement de l’eau pour réduire les épidémies (le même Pasteur déclare : “nous buvons 90% de ces maladies”), la démographie française stagne, faute d’une natalité suffisante et par suite de la perte de l’Alsace-Moselle ; le volume de la main d’œuvre est insuffisant pour l’économie. Ce pourquoi de nouveaux migrants sont accueillis en France.
Le pays va vivre une vague d’immigration de travail sans précédent dans son histoire. En 1889, une loi favorise les naturalisations. Alors que seulement 6 800 naturalisations se font entre 1871 et 1888, on en compte 83 300 entre 1889 et 1913. Plus d’un million d’étrangers vivent en France en 1910. La plupart sont Italiens, Belges, Espagnols et Allemands. Ils subissent parfois les excès de la xénophobie. En 1893, à Aigues-Mortes, une dizaine de travailleurs italiens des salines sont massacrés par la foule. Un acquittement général est prononcé par la justice française, créant de nouvelles tensions diplomatiques avec l’Italie. Cette nouvelle société traverse une période d’instabilité politique à l’intérieur et à l’international, particulièrement dans les dernières années du XIXe siècle. La IIIème République reste un régime qui doit faire ses preuves.
1894-1905 : La stabilisation du régime malgré les épreuves politiques
De nombreuses crises politiques internes frappent la République au terme du siècle. La première est la crise boulangiste. Le général Georges Boulanger, ancien ministre de la Guerre qui s’est rendu populaire en tenant tête à Bismarck (Affaire Schnaebelé), manque de renverser la République en 1889 avec le soutien des bonapartistes, des orléanistes et de quelques radicaux. Les crises sont également liées à des scandales politico-financiers comme celui de Panama en 1892 où plus d’une centaine de députés sont accusés de corruption. Par ailleurs, le péril anarchiste s’amplifie, avec d’une part l’attentat à la bombe à la Chambre des députés en 1893 par Auguste Vaillant, et d’autre part l’assassinat en 1894 du président de la République Sadi Carnot par l’italien Caserio. Cet enchaînement de violences conduit les députés à voter les lois dites “scélérates” : elles condamnent l’apologie de l’anarchisme, favorisent la délation et censurent la presse anarchiste.
Plus profondément, une autre affaire éclate en 1894 qui divisera, en plus des partis politiques, toute la société française. A l’automne 1894, La Libre Parole, journal de l’antisémite Édouard Drumont, publie un article annonçant l’arrestation d’un capitaine qui aurait fourni des renseignements militaires à l’Allemagne. Son nom : Alfred Dreyfus. Celui-ci appartient à une famille de juifs alsaciens qui ont voulu conserver la nationalité française après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871, et qui se sont rapatriés. Dreyfus est condamné le 22 décembre 1894, à l’unanimité du tribunal militaire, à la dégradation et à la déportation au bagne de Guyane. Cependant l’affaire rebondit en 1896 lorsque le commandant Picquart découvre la vérité : la trahison a été commise par le commandant Esterhazy et non par Dreyfus.
Une véritable campagne de réhabilitation est alors menée par Mathieu Dreyfus, le frère du prisonnier. Il fait appel au journaliste Bernard Lazare, au député Joseph Reinach qui écrit dans Le Siècle, au vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner et encore à Georges Clemenceau. Ce dernier qui n’est plus député à ce moment, mais fondateur et directeur d’un nouveau journal, L’Aurore, y accorde une tribune en janvier 1898 à Emile Zola, qu’il intitule lui Clémenceau, J’accuse, dans laquelle l’écrivain dénonce l’injustice faite au capitaine Dreyfus. Il y est reproché à la justice d’avoir condamné un innocent et d’acquitter sciemment un coupable. A l’issue du procès en appel, la peine est réduite à dix ans de prison. Puis Emile Loubet accorde la grâce présidentielle. Cependant le socialiste Jean Jaurès lance une nouvelle campagne pour obtenir la reconnaissance de l’innocence de Dreyfus. Sa réhabilitation par la Cour de Cassation sera acquise en 1906 et il réintégrera alors l’armée.
Si l’affaire a tout d’un feuilleton judiciaire, son caractère politique a pris rapidement l’ascendant. Les parlementaires se sont disputés, les journalistes et intellectuels répondu à coup d’articles, et les familles déchirées. L’opinion s’est scindée entre les défenseurs de Dreyfus, les dreyfusards (principalement à gauche) et les antidreyfusards (plutôt à droite avec des personnalités comme Barrès, Déroulède, fondateur de la Ligue des patriotes en 1898, Jules Guérin et Edouard Drumont, membres de la Ligue antisémitique de France). Si l’antisémitisme concentre une partie des griefs à l’encontre de Dreyfus, la question fondamentale de l’affaire est celle-ci : faut-il laisser condamner un innocent au nom de la raison d’État ou bien les droits de la personne humaine lui sont-ils supérieurs ?
Pour la droite, manquer à la raison d’État signifierait désavouer l’institution militaire et par là-même affaiblir l’État et la nation. Cette question est le nouvel enjeu qui redéfinit les rapports politiques. L’unité des opportunistes se brise : les dreyfusards de Waldeck-Rousseau se rapprochent des radicaux avec l’Alliance Républicaine Démocratique et les antidreyfusards de Méline, glissent vers les conservateurs dans la Fédération républicaine. Ce sont les premiers qui sortiront vainqueurs politiquement de l’affaire Dreyfus, avec la mise en place du gouvernement de Défense républicaine présidé par Waldeck-Rousseau en 1899.
À partir de 1902, le nouveau gouvernement du Bloc des gauches est dominé par les radicaux. La gauche radicale instaure une politique anticléricale dont le point d’orgue sera la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Les deux plus grands bastions du conservatisme, l’Église et l’armée, sont ainsi tour à tour l’épicentre de la querelle politique. Désormais, pour la droite, le soutien à l’Église ne se fait plus par “adhésion mystique…mais par une déduction qui se veut rationnelle” (Pierre Milza). La défense du sacré passe derrière celle de l’ordre et de la hiérarchie.
Sur la scène internationale, la France du lendemain de sa défaite de 1870 est un pays durablement isolé. L’Allemagne a signé en 1879 une alliance (la Duplice) avec l’Autriche-Hongrie, puis la Triplice (ou Triple-Alliance) avec l’Italie. Les trois pays se promettent assistance mutuelle si l’un des membres est attaqué. Ces alliances sont une manière d’enserrer territorialement la France à l’est pour la dissuader de toute revanche. En 1887, l’Allemagne parvient encore à obtenir de l’Empire russe sa non-intervention en cas d’agression française sur son territoire. Parallèlement Paris, à partir des années 1880, ne va cesser d’avoir des différends avec Londres à l’occasion des rivalités coloniales qui vont les opposer. L’apogée de ces tensions est la crise de Fachoda au Soudan, en 1898, d’où le Commandant Marchand doit finalement se retirer pour céder la place aux Britanniques.
Cependant, le départ de Bismarck en 1890 a ouvert une nouvelle ère. La Weltpolitik, voulue par Guillaume II et von Caprivi, a supplanté la Realpolitik. L’Allemagne a fait le choix de concentrer ses efforts diplomatiques en direction de l’Autriche-Hongrie et de développer, hors d’Europe, une politique expansionniste, notamment en Afrique où elle conteste l’influence française (crises marocaines de 1905 et 1911).
Dans ce nouveau contexte, le premier pays à se rapprocher de la France est la Russie. Disposant de moins de garanties avec l’Allemagne, combattant les Britanniques en Asie, le tsar se retrouve isolé et n’a d’autre choix que de se tourner vers Paris. En janvier 1894, l’accord franco-russe est ratifié par les deux parties. Il prévoit néanmoins que l’alliance demeure strictement défensive.
Depuis son unification en 1871, l’Allemagne n’a cessé de croître en puissance. Elle est le pays le plus peuplé d’Europe, dispose d’une armée à la fois nombreuse et bien équipée et supplante désormais l’industrie britannique. Pourtant le Royaume-Uni, malgré sa politique continentale séculaire consistant à s’opposer à toute puissance européenne trop menaçante, regarde d’abord favorablement le développement de l’Allemagne. Ceci en raison principalement de son antagonisme avec la France sur le plan colonial : en Asie, l’Indochine française menace ses possessions en Inde et en Birmanie ; en Afrique orientale, l’établissement de Djibouti en 1888 par les Français risque de compromettre la présence anglaise à Suez. Enfin, l’épisode de Fachoda est venu exacerber les tensions entre les deux empires. Mais la Weltpolitik de Guillaume II va tendre les relations germano-britanniques.
La volonté du Reich de s’implanter à son tour en Afrique, ainsi que sa construction d’une marine de guerre aussi puissante que la Royal Navy, réoriente Londres vers Paris. Delcassé, ministre des Affaires étrangères français, entreprend alors de faire des concessions coloniales au Royaume-Uni pour l’attirer dans son camp. La France reconnaît ainsi la légitimité du Royaume-Uni à dominer l’égypte, et accepte de partager des sphères d’influence avec les Anglais au Siam (ancienne Thaïlande) . Réciproquement, le Royaume-Uni légitime le protectorat français au Maroc et à Madagascar. L’Entente cordiale est signée en 1904. L’accord franco-russe, l’Entente cordiale ainsi que l’accord russo-britannique de 1907 (clôturant les sources de tensions entre les deux puissances en Asie) constituent les trois piliers de la Triple-Entente. Mais encore Delcassé parvient-il à détacher l’Italie de la Triple Alliance en obtenant une promesse de neutralité du voisin transalpin en cas de guerre franco-allemande. Ce revirement est obtenu grâce à un accord colonial laissant les mains libres aux Italiens en Tripolitaine (en Libye actuelle), et à un accord commercial garantissant aux produits manufacturés italiens les tarifs douaniers les plus avantageux.
La fin du XIXe siècle marque la consolidation de la nouvelle république instituée en France, D’abord incertaine, elle s’est imposée démocratiquement en marginalisant les défenseurs d’une restauration monarchique. Ses hommes, s’emparant de tous les leviers du pouvoir en 1879, ont ravivé l’idéal républicain de 1789 et sont parvenus à changer les esprits de la société de l’époque (La Marseillaise devient l’hymne national en 1879, la devise Liberté, égalité, fraternité est officiellement promulguée en 1880). Par l’école publique et laïque, venue concurrencer l’enseignement confessionnel, la IIIe République a posé les fondations d’une nation de citoyens préservés des influences cléricales (“l’anticléricalisme, voilà l’ennemi” approuvait Gambetta). Ses efforts de modernisation ont modifié le paysage économique du pays (baisse des effectifs de l’agriculture, hausse dans l’industrie et augmentation du nombre de fonctionnaires) tout en développant de nouvelles formes de socialisation. Malgré les tourments politiques qu’elle a connus une fois mieux assise, la République a ainsi réussi à garantir sa stabilité et à rétablir une France puissante dans un siècle nouveau.
À l’extérieur, son expansion coloniale lui assure désormais une place d’exception, tandis que la Triple-Entente marque non seulement le couronnement de ses efforts pour briser l’isolement où elle était tenue depuis 1870, mais son retour en Europe à une puissance militaire capable de faire jeu égal avec celle de l’Allemagne et de son alliée austro-hongroise.
Illustration : Albert Bettanier (1851–1932), La tache noire, huile sur toile, 1887.
Collection du Deutsches historiches Museum