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Les avant-gardes à l'aube de la Première guerre mondiale
Par Juliette Estaquet

Au début du XXème siècle, Paris est la capitale des avant-gardes artistiques. La ville est un creuset fécond, rassemblant des artistes de toute l’Europe, exaltés par l’entrée dans un nouveau centenaire. De celui-ci jaillissent des courants qui défient les valeurs traditionnelles de l’époque, se nourrissant et se succédant à grande vitesse. Les explosions de couleurs du fauvisme, les formes déstructurées du cubisme et les mouvements saccadés des chorégraphes russes enfièvrent le monde de l’art, pressentant peut-être l’arrivée du conflit qui embrasera l’Europe.

L’Art nouveau, emblème de la Belle époque

L’Art nouveau est un courant international qui se développe en Europe (le Jungenstil en Allemagne et en Autriche, le Nieuwe Kunst aux Pays-Bas, le Modernismo en Espagne, etc.) et se déploie jusqu’au continent américain. En France, il apparaît à la Belle Époque (1890-1914). S’inspirant du mouvement anglais Arts & Crafts des années 1860, il s’inscrit dans une volonté de revaloriser l’artisanat (ébénisterie, céramique, objets d’arts) en réaction à l’ère industrielle qui a dominé le XIXème siècle.

Le terme « Art nouveau » est utilisé pour la première fois en 1894 par la revue belge L’Art moderne. L’année suivante, Siegfried Bing, un collectionneur d’origine allemande, ouvre une boutique rue de Provence à Paris sous le nom de L’Art Nouveau. Ses détracteurs lui préfèreront le sobriquet de « style nouille ». La nouvelle esthétique se caractérise par des ornementations et des motifs inspirés de la nature, des entrelacs de courbes et des arabesques. Elle met en valeur des arts considérés jusque-là comme mineurs. L’affiche trouve également sa place dans ce courant avec le peintre Alphonse Mucha qui place la femme au centre de ses œuvres.

L’Exposition universelle de 1900, inaugurée par le président Émile Loubet, est emblématique de la Belle époque et de l’Art Nouveau. Elle réunit notamment le joaillier René Lalique, le graveur et décorateur Eugène Grasset et des membres de l’École de Nancy tels que l’ébéniste Louis Majorelle et les verriers Émile Gallé et les frères Daum. L’artiste emblématique de l’Art nouveau est l’architecte Hector Guimard, connu pour avoir réalisé les bouches du métro parisien, dont la ligne 1 est justement ouverte l’année de l’Exposition universelle qui verra aussi la construction du Grand et du Petit Palais.

La Première guerre mondiale mettra un terme à l’Art Nouveau qui trouvera une continuité dans l’Art Déco.

Le fauvisme, la sauvagerie des couleurs

Le fauvisme est l’une des avant-gardes artistiques majeures du début du XXème siècle. En 1903, la Société du Salon d’Automne est créée par Frantz Jourdain et quelques-uns de ses amis, parmi lesquels Guimard. Pluridisciplinaire, le Salon ambitionne de promouvoir l’impressionnisme, tout en favorisant l’émergence de jeunes artistes.

Le 18 octobre 1905, un scandale éclate à l’occasion de l’ouverture de la troisième édition prévue au Grand Palais. Le président de la République Émile Loubet refuse catégoriquement de l’inaugurer. Le Salon expose pourtant des artistes réputés tels que Cézanne, Renoir ou Ingres. Mais la Salle VII, qui rassemble des œuvres d’Henri Matisse, de Charles Camoin, d’André Derain ou de Maurice de Vlaminck, est jugée indécente. L’utilisation des couleurs et la liberté des compositions choquent.

La femme au chapeau (1905) de Matisse fait partie des œuvres les plus controversées de cette exposition. Les critiques se déchaînent : le journaliste Camille Mauclair parle d’« un pot de peinture jeté à la tête du public » tandis que le critique d’art Marcel Nicolle évoque les « jeux barbares et naïfs d’un enfant qui s’exerce avec la boîte à couleurs ». Louis Vauxcelles, quant à lui, use de la formule « Donatello chez les fauves » qui donnera son nom au courant. La salle est surnommée « la cage aux fauves ».

Héritier des travaux de l’impressionniste Paul Cézanne, ce mouvement d’avant-garde français se développe parallèlement à l’expressionnisme allemand. Gauguin en est également un précurseur. Lors de son voyage à Tahiti, il s’est consacré à traduire l’intensité des couleurs et de la lumière de l’île. Cependant, le fauvisme va plus loin. Avec un traitement par aplats, il s’attache davantage à la couleur qu’au dessin : les teintes sont vives et les formes simplifiées. Les paysages sont au cœur des productions des peintres fauvistes qui s’inspirent de leurs voyages, mais on trouve également quelques portraits axés sur la recherche d’expressivité.

Henri Matisse est considéré comme le chef de file du mouvement. Influencé par Paul Signac dès 1904, il s’allie ensuite avec Derain lors de son séjour à Collioure en 1905 pour parfaire ses recherches chromatiques. D’autres peintres vont rejoindre le mouvement, tels Charles Camoin ou Georges Braque.

Le fauvisme traduit une vivacité, une spontanéité, un côté sauvage qui éloignent véritablement les peintres des codes de la peinture académique. Ce mouvement éphémère s’achève vers 1910, mais il amorce déjà les prémices de l’art abstrait.

Le cubisme, une rupture profonde

Le cubisme est une autre avant-garde artistique qui commence en 1907 et a marqué les deux premières décennies du XXème siècle . Ce courant a été décisif dans l’Histoire de l’art moderne, transformant la notion de représentation dans l’art. Pour évoquer la naissance de ce courant, on cite souvent Les Demoiselles d’Avignon (1907) de Pablo Picasso. Indubitablement influencé par les arts primitifs lors de sa visite du Musée d’ethnographie du Trocadéro, Picasso écrira plus tard à André Malraux : « Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là, mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! »

À la fin de l’année 1907, Georges Braque se rend avec Guillaume Apollinaire dans l’atelier du peintre espagnol situé au Bateau-Lavoir. Il est frappé par cette toile qui remet en cause le réalisme académique. Le tableau représente cinq femmes complètement déstructurées dans une maison close d’Avignon. Leur visage, faisant écho aux masques africains, apparaissent sous une multitude de points de vue défiant ainsi les règles de la perspective. À partir de ce moment, Braque et Picasso décident de travailler ensemble autour de cette nouvelle approche picturale. Dès 1908, le terme cubisme apparaît. Il est attribué à Matisse qui, à propos de Braque, dit : « Braque peint des petits cubes. » La même année, le critique d’art Louis Vauxcelles emploie également le mot « cubes » dans l’un de ses articles.

Le cubisme connaîtra trois phases de développement : cézannien, analytique et synthétique. Le cubisme cézannien (1907-1909) s’inspire de l’héritage de Paul Cézanne. Ce dernier s’était intéressé à la simplification des formes de la nature en formes géométriques : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. » Parmi les œuvres de cette première phase, on peut citer Le Viaduc à L’Estaque (1908) de Braque.

Le cubisme analytique (1909-1912) multiplie l’utilisation des formes géométriques. Les peintres utilisent peu de couleurs et favorisent les tonalités de gris, de bleu et d’ocre. Picasso et Braque s’intéressent à déconstruire l’espace et les objets et à analyser les formes. Picasso réalise par exemple Le guitariste (1910) et Braque Broc et violon (1909 ou 1910). Le développement de la recherche amène au cubisme synthétique (1912-1919). Il se caractérise par une utilisation de plus en plus fréquente de la technique du collage. Picasso utilise fréquemment du texte dans ses œuvres. La période dite synthétique joue moins sur les ombres, aplatissant de cette manière l’espace. Quant aux couleurs, elles sont plus nombreuses.

D’autres peintres commencent à produire des œuvres cubistes. C’est le cas de Juan Gris, qui utilise par exemple des morceaux de miroirs pour Le Lavabo (1912). Fernand Léger s’emploie également à la technique du collage dans Les chevaux dans le cantonnement (1915). En parallèle, dès 1912, une autre branche du cubisme voit le jour. Apollinaire nomme « orphisme » ce mouvement qui mènera vers la peinture de l’abstraction. Les œuvres du couple avant-gardiste Robert et Sonia Delaunay appartiennent à ce courant, ainsi que celles de membres de la Section d’Or (groupe de Puteaux). L’orphisme influence Apollinaire pour l’écriture de son recueil de poèmes Alcools (1913).

Le déclenchement de la première guerre mondiale va porter un coup d’arrêt aux avant-gardes de ce début du XXème siècle. Des artistes français tels que Braque ou Léger vont rejoindre les forces armées. Il existe cependant une production cubiste pendant le conflit. Albert Gleizes, membre fondateur de la Section d’or, co-auteur du traité Du « Cubisme » (1912), réalise le Portrait d’un médecin militaire (1914). Fernand Léger continue à créer depuis les tranchées et considère qu’ « il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l’envoie aux quatre points cardinaux ».

Le mouvement cubiste, qui s’achève avec le premier conflit mondial, ne s’est pas limité à l’art pictural et à la littérature. Il s’est étendu à la sculpture avec Henri Laurens et a servi pour les décors et costumes des spectacles des Ballets russes.

Les Ballets russes de Diaghilev, un art total

Dans sa volonté de promouvoir l’art russe et l’art moderne, le mécène et imprésario de ballet, Serge de Diaghilev, crée les Ballets russes en 1907 à Saint-Pétersbourg. Il constitue une troupe indépendante en recrutant les meilleurs danseurs du Théâtre Marinski (Vaslav Nijinski, Anna Pavlova, Tamara Karsavina). Dès 1909, il organise des tournées internationales. La première saison des Ballets russes se déroule au Théâtre du Châtelet à Paris. Au sein de ses commandes, Diaghilev s’attache à réunir plusieurs formes d’art (peinture, littérature, musique, danse) et s’entoure des artistes d’avant-garde du début du XXème siècle. Cinq chorégraphes se succèdent à la tête des Ballets russes : Michel Fokine, Vaslav Nijinski, Léonide Massine, Bronislava Nijinska et George Balanchine.
Le premier chorégraphe des Ballets russes est Michel Fokine. Originaire de Saint-Pétersbourg, il souhaite libérer la danse des conventions, et est à l’origine de ce que l’on appellera par la suite le ballet néoclassique. En collaboration avec le compositeur russe Igor Stravinsky, il crée L’oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911). Mais son œuvre la plus remarquable demeure Le spectre de la rose (1911), ballet créé à Monte-Carlo et repris la même année au Théâtre du Châtelet. Le livret de Jean-Louis Vaudoyer s’inspire d’un poème de Théophile Gautier, extrait du recueil La Comédie de la Mort (1838). Jean Cocteau réalise les affiches du spectacle et les costumes et les décors sont confiés à Léon Bakst. Les danseurs Vaslav Ninjinski et Tamara Karsavina enchantent le public. Nijinski incarne l’immatériel. Présente dans la salle, la Comtesse de Noailles écrit à propos de son interprétation : «Grâce à ses ailes invisibles il mimait les pensées, les soupirs, le parfum, il évoluait, il embaumait… Souffle odoriférant il était véritablement l’esprit même de la rose, du vertige, de la rêverie et des songes ». Et un critique qualifie la danse de Karsavina d’« épanchement de l’âme ». L’année suivante, Fokine chorégraphie Daphnis et Chloé. Il rappelle Léon Baskt, « obsédé par la Grèce antique jusqu’au délire » selon Alexandre Benois, pour l’élaboration des costumes et des décors et fait appel au compositeur impressionniste Maurice Ravel. La succession est assurée par le danseur Nijinski qui opère une rupture avec les codes de la danse classique. L’après-midi d’un faune (1912), sur une musique de Debussy, met en scène un faune à la poursuite d’une nymphe. Les déplacements du faune s’inspirent des profils égyptiens. Ce ballet, à forte connotation sexuelle, est un véritable scandale. La première représentation du Sacre du Printemps (1913) au Théâtre des Champs-Élysées fait également couler beaucoup d’encre. L’œuvre est construite en deux parties : l’adoration de la terre suivie du sacrifice d’une jeune fille exécutant une danse sacrale qui la mènera jusqu’à la mort. L’érotisme choque ; quant à la gestuelle, elle prend le contre-pied de la danse classique : chutes au sol, mouvements saccadés, asymétriques et angulaires. La musique de Stravinsky est brutale, presque sauvage. On crie au scandale et le ballet est surnommé le « massacre du printemps ».

Le chorégraphe Léonide Massine annonce un véritable tournant dans l’esthétique des Ballets russes de Diaghilev avec Parade (1917). L’œuvre, créée pendant le premier conflit mondial, est reçue comme une provocation par le public parisien du Théâtre du Châtelet. L’univers poétique du monde forain s’oppose à la violence du monde moderne. Les décors et les volumineux costumes cubistes des managers sont créés par Picasso. La musique d’Erik Satie mêle le music-hall à la musique de rue, intègre des bruits de machines, et fait apparaître le ragtime dans le ballet. Le compositeur Francis Poulenc, présent dans la salle, écrira bien plus tard, en 1963 : « Tout était neuf – argument, musique, spectacle – et c’est avec stupeur que les habitués des Ballets russes d’avant 1914 virent se lever le rideau de Picasso, déjà tout à fait insolite pour eux, sur un décor cubique. Ce n’était plus le scandale franchement, strictement musical du Sacre du printemps. Cette fois, chaque art ruait dans les brancards. Et le spectacle monté en 1917, en pleine guerre, parut à certains un défi au bon sens. » Guillaume Apollinaire, dans son évocation de Parade utilisera pour la première fois le terme « surréalisme ».

La période de l’entre-deux-guerres offre l’occasion d’évoquer des sujets modernes. En 1924, Bronislava Nijinska, la sœur de Vaslav, chorégraphie Le Train bleu. Ce ballet porte le nom du luxueux train, inauguré l’année précédente, reliant Paris à Deauville. L’hédonisme est au cœur de ce ballet pantomime qui dresse une parodie burlesque de la société des Années folles. Le livret est réalisé par Jean Cocteau, les décors sont de Picasso. Ce ballet représente la première collaboration entre l’univers de la mode et le ballet. La réalisation des costumes est confiée à Gabrielle Chanel qui dessine des costumes légers et confortables destinés à libérer les corps des danseurs.
George Balanchine est le dernier chorégraphe des Ballets russes. Il signe Apollon-Musagète (1928) sur une musique de Stravinsky et Le fils prodigue (1929) sur une partition de Sergueï Prokofiev. La mort de Serge de Diaghilev en 1929 précipite le déclin des Ballets russes dont la dernière représentation a lieu le 4 août 1929 à Vichy. L’héritage du mécène se poursuit aux États-Unis où Balanchine émigre en 1933 mais aussi en France à travers les créations du danseur Serge Lifar, issu de la troupe. Ce dernier, maître de ballet à l’Opéra de Paris, crée plusieurs ballets : Les créatures de Prométhée (1929), Icare (1935) ou encore sa version de L‘Après-midi d’un faune (1935). Il rédige des traités destinés à théoriser la danse (Le manifeste du chorégraphe, 1935).

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Jacqueline Marval (1866-1932), Ronde des Amours (détail), huile sur carton, 1905.


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